Guesnain

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mardi 8 décembre 2020

Une colonie polonaise en France, un article du Temps du 10 avril 1914

 


FEUILLETON DU TEMPS DU 10 AVRIL 1914


La seconde patrie


UNE COLONIE POLONAISE EN FRANCE

L’emploi de la main-d'œuvre étrangère est le seul remède au manque de bras dont souffre, en France, non plus seulement l’agriculture mais l’industrie. 

Il y a des milliers d’Italiens à Marseille, d’Allemands à Paris et dans l’est, de Belges sur la frontière du nord, soit à demeure soit de passage ; il y a enfin depuis quelques années; dans la même région des Polonais, de véritables colonies ouvrières polonaises. 

Voilà qui est fait pour surprendre ceux qui ont vu l'émigration du dix-neuvième siècle, le fameux groupe de l'hôtel Lambert ou la poussière d’individus chassés de Russie par les révolutions de 1831 et de 1863 et dispersés à travers toute la France. 

Grands propriétaires, nobles factieux ou soupçonnés, anciens officiers de l’armée polonaise; intellectuels, tous ceux-là ou presque, tous appartenaient à l’élite de la société, savaient le français avant de venir chez nous, lisaient nos livres, copiaient nos modes et prenaient nos idées; l’immigration polonaise d'aujourd'hui a un tout autre caractère : essentiellement démocratique elle ne se compose que, d’ouvriers et de paysans

  Depuis la reprise des vexations antipolonaises en Prusse, beaucoup d’individus quittent chaque année Ia Posnanie, La Prusse orientale la Silésie pour aller chercher du travail dans les grands centres industriels et miniers de westphalie peu-peu à Bochum, à Essen, à Dortmund, à Recklinghausen des groupements  nombreux se sont formés; on estime que la Westphalie compte au minimum 475,000 Polonais ; dès prêtres les ont suivis qui s’efforcent de les retenir autour de l’église et conscients de leur nationalité au milieu de l’océan germanique et socialiste ; syndicats professionnels et confessionnels, sociétés coopératives, banques, bibliothèques, journaux, tout est mis en œuvre; mais l’école polonaise est interdite, l’école allemande strictement obligatoire, la langue persécutée ; il est défendu par exemple de tenir des réunions publiques en polonais sauf pendant les périodes électorales. Il était à craindre que ces déracinés ne finissent par se germaniser.  

  On eut l’idée de les pousser plus loin. Ceux qui ont assez d’argent vont en Amérique, où ils sont plus de trois millions et jouissent de toutes les libertés. 

Pour les autres, la France était là tout près, la France à laquelle les rattachait une ancienne tradition de sympathie, le souvenir des légions de Napoléon et de la création du grand-duché de Varsovie, vers laquelle les attiraient aussi la communauté de religion, la réputation de richesse du sol et d’hospitalité de l'habitant. 

  Des négociations furent entamées avec plusieurs compagnies minières en 1900, et à l’heure actuelle, les deux départements du Nord et du Pas-de-Calais renferment environ quatre mille Polonais répartis en grosses colonies et travaillant aux mines de Nœux et d’Aniche, de Béthune et de Lens. 

  Sur 10,000 ouvriers employés par Ies mines d’Aniche, on compte 600 Polonais. Au moins 100 familles sont installées à Barlin, dans le Pas-de-Calais, plus de 150 à Lallaing (Nord), 50 à Guesnain, 50 à Béthune, autant à Lens et plus d’un millier de célibataires un peu partout. Le gros bourg de Lallaing, à 8 kilomètres de Douai, sur. la route de Saint-Amand, avec ses 1,400 Polonais sur 4,500 habitants, est l’agglomération la plus importante et la plus intéressante.


  La messe polonaise va commencer le dimanche matin ou j’y arrive, car tout, comme, en Westphalie ou aux Etats-Unis, cette colonie a son prêtre, un très jeune homme, on dirait un enfant malgré ses vingt-huit ans, dont les bottes vernies sous la soutane surprennent ceux qui n’ont pas été « là-bas ». Assistance nombreuse et recueillie, exclusivement polonaise, plusieurs femmes portent encore la jupe large, le tablier de soie gorge-de pigeon et le gros châle gris ramené sur la tête en guise de chapeau; les hommes sont tous très soignés, on les prendrait pour des artisans, aisés ou pour de petits commerçants plutôt que pour des travailleurs du fond. Ils gagnent en moyenne 7 francs par jour comme les ouvriers français. D’où vient qu’ils soient plus propres ? Dans la rue, la différence saute aux yeux. 

  C’est que d’abord ils sont plus religieux et que le dimanche a pour eux plus d’importance et de signification ; c’est aussi. probablement qu’ils se sentent plus regardés, pas toujours, avec bienveillance, et qu’ils sont très sensibles à l’opinion que l’on a d’eux.


Quand, les yeux fermés, j’entends le prêtre, entonner la préface ou l’assistance chanter des cantiques polonais d’une voix lente, juste et bien rythmée, sans accompagnement, il me semble être loin de France dans quelque campagne reculée de Galicie, et il me souvient d’offices tout pareils où les fidèles étaient seulement plus tassés et les chœurs plus fournis. 

  Après la messe, sermon : le tout dure deux heures ; c’est long, mais les paroissiens le veulent ainsi. 

  Au bout d’une large rue au bord de laquelle se pressent les petites maisons des mineurs, et dans une de ces maisons, se trouve l’école polonaise. Cent soixante enfants y apprennent la langue de leur pays (certains nés en Westphalie ne savent que l’allemand), l’histoire et la géographie, sous la direction de deux institutrices ; les heures de classes sont combinées de façon à ne pas faire tort à l’école française, que tous fréquentent. Quelques cartes polonaises, une statue du Christ, une autre de Jeanne d'Arc, une banderole, avec l'inscription « Bog i Oyczyzna » (Dieu et Patrie). C’est tout. 

  J’admire au passage les maisonnettes à un étage qui comprennent chacune quatre ou cinq pièces, précédées d’un jardinet planté de deux arbres et ouvrant par derrière sur une courette avec buanderie, hangar à bois, etc., que la Compagnie des mines d’Aniche met à la disposition de ses ouvriers pour six francs par mois.       

  Plus loin encore, là où les corons finissent, sur la campagne, un Polonais a installé un estaminet très simple, le salon de ces braves gens, que décore un portrait de Poniatowski à côté de la « Loi destinée à réprimer les progrès de l’ivresse publique». Une porte mène à une grande salle de réunion qui peut contenir quatre à cinq cents personnes. Le toit de tôle ondulée bat au vent ; une scène se dresse au fond, garnie de plusieurs rideaux et de portants primitifs et d'un non moins primitif portrait, de Kosciuszko; au plafond, des guirlandes de petits drapeaux bleus, blancs et rouges ; dans un coin, une image de Notre-Dame de Czestochowa. Ce n’est pas pour faire du socialisme que l’on se réunit ici. Les sokols (société de gymnastique) s’y exercent quand le temps est mauvais. C’est plus qu’un début, l’esquisse d’une organisation encourageante pour ceux qui y ont consacré leur peine. L’argent manque, mais il viendra : on à confiance. 

  A la sortie de l’église, les « Jak sièn masz? »: (Comment cela va?), les « Dzien dobry » (Bonjour) se croisent, les figures sourient, paraissent heureuses : seule la vue des maisons et d’inscriptions françaises rappelle que l’on n'est pas dans le faubourg de quelque ville industrielle polonaise, Zgierz ou Lodz.


Quel sera l’avenir de cette colonisation ? Matériellement l’essai semble avoir réussi : les compagnies minières qui ont fait venir à gros frais les ouvriers et leurs familles sont contentes de leurs services et en redemandent ; tous les mois il en arrive et très peu s’en retournent. On ne leur reproche que d’être un peu lents et moins aptes que les Français à certains travaux qui exigent de la délicatesse de touche ; par contre ils excellent dans d'autres, comme le boisage. Il faut se rappeler que. jusqu’à ces tout derniers temps, le Polonais était exclusivement agriculteur. 

  Habitués à être persécutés et détestés, ils sont parfois méfiants et ombrageux : les bons procédés les guériront. ! 

  Les  relations médiocres au début avec les Français, soit dans les villages, soit sur les chantiers, se sont améliorées : venus d'Allemagne et sujets allemands, ces Slaves ont d'abord été suspects à une population très française de cœur, même quand elle se dit internationaliste, fuyant la Prusse, ils souffraient de s’entendre traiter de « sales Prussiens. » Ils ne savaient pas qu’il n'est point de cas ethnique et politique plus difficile à comprendre pour des Français que le leur. : ‘   

  De leur côté, après une période de malaise physique causé par le changement de régime, les nouveaux venus de tous âges se sont acclimatés : des hommes de quarante-cinq ans sont allés à l’école prendre des leçons auprès des instituteurs : on en trouve qui parlent aujourd'hui convenablement. Ils sont satisfaits d’être en France et ne regrettent rien ; les enfants, tracassés autrefois à l’école allemande, sont curieux et s’amusent de tout ce qu’ils voient; s’ils ne frayent guère avec les petits Français, c’est faute, sans doute, de bien' se comprendre

  Politiquement, ils sont calmes. On sait d’ail leurs que dans ce domaine, les Polonais de toutes classes ont fait de grands progrès. En 1831, la nation entière avait fait la révolution ;.en 1863, l'aristocratie avait été seule à se soulever; en 1905, le parti socialiste, auteur des troubles de Varsovie et de Lodz, ne représentait qu’une faible minorité de la population des villes. On a plusieurs fois tenté d’enrôler les colons dans des organisations socialistes : une agitatrice juive, qui se faisait appeler Mme Hélène et parlait polonais, parvint, dans. les premiers temps, à en débaucher quelques-uns ; d’autres ouvertures de  la « sozialdemokratie'' allemande n’eurent pas de succès. Lorsque les compagnies minières décidèrent d’accepter les propositions d’officieux intermédiaires polonais, il fallut choisir entre l’éparpillement de petits groupes au milieu de grosses masses françaises et la constitution de colonies importantes ; le second, système l’emporta : il était plus favorable au polonisme, plus con forme aussi à la manière de procéder habituelle à ses émigrants. Le Polonais, quoique très individualiste, n’aime pas s’isoler, il a besoin de ne pas se sentir absolument perdu. Une grave question se pose : celle de l’assimilation. 

  A moins d’événements graves leur permettant de retourner dans leur pays libéré, ces gens resteront en France, au moins le plus grand nombre. Si beaucoup ne s’exilent aux Etats-Unis que pour gagner de l’argent et rentrent dans leur pays acheter, avec leurs économies, des terres sur lesquelles ils vivent et meurent, cette manière de procéder, facile en Galicie et en Pologne russe, n’est pas possible en Prusse où, comme on le sait, la loi va jus qu’à interdire aux Polonais de construire sur le sol qui leur appartient. Beaucoup donc, des dizaines de milliers, si l'émigration continue, sont destinés à demeurer en France.  

  S'assimileront-ils? C’est peu probable. Rapprochés les uns des autres, ils tendront au contraire de plus en plus à constituer des organisations aussi autonomes que possible : des paroisses à défaut de communes. Groupés autour de leur prêtres il songent déjà, à Lallaing, à se construire une église particulière; ils auront bientôt non seulement leurs écoles, mais leurs cafés, leurs magasins (il n’y a encore qu’une boucherie polonaise), leurs journaux, leurs sociétés, en dehors de la vie française, ils se marieront entre eux, conserveront leur langue, leurs coutumes, leurs fêtes et leurs traditions. Le 14 juillet n'a pas de sens pour eux ; leur grande fête nationale est le 3 mai, anniversaire de la proclamation.de la Constitution de 1791 qui eût pu sauver la Pologne si ses trois puissants voisins n’avaient juré sa perte et si la confédération de Targowitsa n’était venue faire le jeu des ennemis de la patrie.

  Certains, assure-t-on, demandent à être naturalisés dès qu’il se pourra : il faut surtout voir là, comme il arrive fréquemment chez les Slaves, une volonté négative, le désir très net de n'être plus sujets.allemands. 

  Il n’y a encore eu depuis trois ans et demi qu’un mariage mixte, et telle est la force de la race qu’il ne faut peut-être pas souhaiter qu’ils se multiplient, sous peine de voir des enfants plus Polonais que Français. La situation sera un jour la même qu’aux Etats-Unis, à cette différence près que la France, beaucoup plus petite et plus formée, ne peut admettre chez elle un trop grand nombre d’étrangers sans, en souffrir, sans que la pureté du type national en soit altérée.


Est-ce une raison pour condamner l'émigration polonaise et pour tenter de l’enrayer ? Non . 

  L’industrie du nord de. la France, quelque regrettable que soit cette constatation, ne peut pas vivre sans main-d’œuvre étrangère. Les Flamands « flamingants'' généralement ne restent pas ; ceux qui restent n’apprennent pas notre langue et ne nous aiment pas ; les Allemands s’assimilent facilement, mais il y aurait, au moment d’une mobilisation, des inconvénients graves à en avoir trop, les Italiens ne viennent guère jusque-là et s'entendent mal avec la population. On a fait venir des Kabyles d’Algérie : le climat ne leur convient pas et leurs mœurs ne conviennent pas aux habitants. Les Polonais sont tranquilles et amis de la France par haine de l’Allemagne ; sans valeur chez eux dans le milieu germanique, on l’a vu en 1870, ce sentiment en a davantage chez nous. On peut les croire quand ils se déclarent prêts à défendre les armes à la main leur patrie d’adoption contre un ennemi commun.

    Ils sont disposés, disent-ils, à se soumettre aux obligations du service militaire après la naturalisation. N’y a-t-il pas là de la vanité plutôt qu’une conviction sincère et motivée? Les mineurs du vingtième siècle ne seraient-ils pas flattés d’être citoyens français comme les grands seigneurs de jadis trouvaient distingué de s’habiller à la mode de Paris et de parler français? Au lieu de se hâter de les satisfaire, il faudrait les faire attendre, leur demander des gages sérieux, les éprouver par le temps. 

  Il importe de se rappeler que la grande raison qui fit diriger le mouvement d’émigration vers la France était la crainte que la masse allemande ne germanisât les Polonais de Westphalie : devenir tout à fait des Français, cela implique aussi la perte du polonisme. 

  D’autre part, la méthode employée pour grouper et pour retenir groupés les émigrés prouve que c’est à l’intérêt polonais que l’on a pensé d’abord : il est légitime que la France veille au sien. 

  Soyons polis avec les Polonais et rétribuons honnêtement les services qu’ils nous  rendent, mais faisons plus ample connaissance avec eux avant de les admettre à notre foyer. 

  Le législateur a sagement imposé différents délais aux étrangers désireux de devenir Français, suivant la situation dans laquelle ils se trouvent. Il ne faut pas oublier que la naturalisation, dans le cas qui nous occupe, est une récompense et non un droit. 

Henri Vimard.





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